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"La riposte de l'Iran détourne l'attention du monde"

ANALYSE. Enseignante-chercheuse à l'Université de La Réunion en littérature comparée, arabisante et spécialisée dans les littératures arabes, Bénédicte Letellier a accepté de répondre à nos questions suite à l'attaque iranienne sur Israël.

"Pour l’instant, cette riposte de l'Iran détourne l’attention du monde, comme l’a dit Josep Borrell, et n’a pas mis fin aux massacres qui se poursuivent dans la bande de Gaza ni à la colonisation israélienne en Cisjordanie" (photos AFP).
"Pour l’instant, cette riposte de l'Iran détourne l’attention du monde, comme l’a dit Josep Borrell, et n’a pas mis fin aux massacres qui se poursuivent dans la bande de Gaza ni à la colonisation israélienne en Cisjordanie" (photos AFP).

Auteur de l'article : "La riposte de l'Iran détourne l'attention du monde"
Rédigé par Clicanoo

Pouvez-vous rappeler ce qui a engendré les frappes de drones iraniennes dans la nuit de samedi à dimanche ?
"Dans la soirée du 13 avril dernier, l'Iran a lancé une attaque directe contre l'État d'Israël (la première attaque directe depuis plus de 30 ans), en riposte à la frappe mortelle du consulat iranien de Damas opérée par Israël le 1er avril. Cet enchaînement se comprend dans le cadre d'une logique d'un rapport de forces apparu en 1979. En effet, après le succès de la révolution khomeyniste (idéologie fondatrice de la République islamique d'Iran ndlr), leurs rapports ont commencé à se détériorer. L'Iran, qui était le deuxième pays musulman à avoir reconnu Israël en 1950, s'est positionné en faveur de la Palestine, considérée comme la Terre de l'Islam. Ils ont alors entretenu une espèce de paix froide jusque dans les années 1990. Mais, en 1991, l'effondrement de l'Union soviétique et l'affaiblissement de l'Irak dans la région changent la donne. Dès lors, les échanges deviennent de plus en plus hostiles. À cette époque, le ministre travailliste, Shimon Pérès, promeut l'hégémonie d'Israël au Moyen-Orient, isolant l'Iran considéré comme une menace nucléaire ; tandis que l'Iran dénonce le rôle déstabilisateur joué par Israël. Enfin, dans ce contexte qui n'est donc pas nouveau, il faut rappeler que les deux discours présentent des aspects millénaristes (une conception de la fin du monde humain que l'on trouve aussi bien dans le christianisme, le judaisme que l'islam ndlr) qui, à juste titre, peuvent être source d'angoisse pour l'un et pour l'autre.


Peut-on dire que ces frappes sont "maîtrisées" comme l'affirme Josep Borrell, chef de la diplomatie de l’UE ?
Selon moi, les deux frappes ont été maîtrisées. Ici, il faut entendre de manière implicite la rhétorique israélo-iranienne qui se joue depuis 1979 et que j'ai rappelée précédemment. Le porte-parole de Tsahal (armée de l'État d'Israël ndlr), Daniel Hagari, a déclaré officiellement ce lundi que les victimes du raid israélien sur le consulat iranien étaient des terroristes agissant contre Israël. Selon sa déclaration, on peut donc penser que cette attaque a été très ciblée et maîtrisée. De la même manière, on voit que les frappes iraniennes ont ciblé des infrastructures qui ne menaçaient la vie d'aucun civil. Même s'il faut noter qu'il n'y a eu aucune victime dans cette attaque directe de l'Iran, contrairement à l'attaque israélienne (du consulat iranien en Syrie ndlr). Cela n'est guère étonnant, d'une part, parce que l'Iran n'a pas cherché à faire une démonstration de force. Les drones et les missiles envoyés n'avaient pas de trajectoire aléatoire et mettaient plusieurs heures pour atteindre leur cible (pas de missile hypersonique Fatah 2, par exemple). D'autre part, cela est encore moins étonnant dans la mesure où, selon le Wall Street Journal, les États-Unis avaient été informés deux jours avant l'opération, ce qui a permis à la Maison Blanche d'ordonner au Pentagone de repositionner ses avions et ses moyens de défense antimissiles dans la région. La riposte iranienne était donc elle aussi très mesurée et maîtrisée. Dans les deux cas, l'opération n'était pas seulement militaire. Elle relève pleinement de la rhétorique symbolique. Mais, sur le plan international, les effets, politique et psychologique, restent majeurs et pourraient devenir incontrôlables.

Pourquoi de nombreux pays ont été informés de l'imminence de l'attaque ?
C'est une bonne question. Les explications divergent. Au fond, les pays sont liés par des accords plus ou moins souterrains, essentiellement politiques et économiques. C'est certainement le cas des pays arabes qui ont coopéré avec les États-Unis et qui en auraient donc été informés par les États-Unis eux-mêmes. Mais, en prévenant Israël (qui aurait aussi été informé selon une rumeur) ou ses alliés, il est clair que l'Iran ne souhaitait pas que cette attaque engendre des conséquences irréversibles. Cette opération visait probablement à asseoir sa puissance dans la région avec l'idée qu'à terme, il pourrait gagner un certain prestige en ripostant aux attaques d'Israël, notamment dans le monde sunnite. 

Ceux qui payent le prix d'une telle attaque, avec la riposte iranienne, sont avant tout les Gazouïs ?
Malheureusement, les Gazaouis sont victimes d'un conflit qui ne date pas de ces quinze derniers jours. À ce jour, les victimes du consulat iranien sont les seules à payer directement pour ces deux attaques. Mais, indirectement, la riposte iranienne donne l’avantage à Netanyahou. En effet, pour l’instant, cette riposte détourne l’attention du monde, comme l’a dit Josep Borrell, et n’a pas mis fin aux massacres qui se poursuivent dans la bande de Gaza ni à la colonisation israélienne en Cisjordanie. Mais, plus largement, ce sont tous les peuples de la région qui payent. Car, il ne faut pas oublier les opérations du Hezbollah sur les civils israéliens du nord et tous ceux, inévitablement exposés à d’éventuelles attaques plus mortelles ou à la crise économique qui n’épargnera pas non plus l’Iran (dont la monnaie a déjà perdu 20% depuis samedi dernier).


 
Quel est donc l'intérêt d'une telle manœuvre pour l'Iran ?

Il s’agit sans doute de se positionner face à Israël, première puissance de la région, mais aussi face à la Turquie, l’autre grande puissance, en espérant faire converger le monde musulman à travers lui. Mais, cette stratégie reste très fragile, surtout si d'autres pays arabes coopèrent avec les États-Unis.

Pourquoi les États-Unis font-ils preuve de réserve quant à leur implication dans le processus israélien de prise de décision concernant une réponse potentielle ?
Même s'il a rappelé le soutien inébranlable des États-Unis à Israël, le président américain, Joe Biden, veut à tout prix éviter un embrasement de la région à quelques mois de la présidentielle américaine. Pour justifier cette position, Washington explique que l'attaque iranienne n'a pas fait de victime. Mais, vous avez raison, cette réserve de la part des États-Unis peut laisser perplexe".


 
Propos recueillis par Hugo DELAGRAYE

> Bénédicte Letellier

est enseignante-chercheuse au sein de l'Université de La Réunion au laboratoire Déplacements Identités Regards Ecritures (DIRE), maîtresse de conférence en littérature comparée, arabisante, spécialisée dans les littératures arabes. L'universitaire précise que la littérature compa-
rée ne se réduit pas à la littérature. Comme le montrent ses publications et ses activités, ses recherches se fondent sur une approche comparatiste et transdisciplinaire. C'est notamment le cas de la parution récente de l'ouvrage - Adopter un langage transdisciplinaire commun face à la complexité du monde - qu'elle a co-édité avec des collè- gues français et étrangers, en Sciences de l'éducation, neu- robiologie, physique, philosophie et anthropologie, suite au troisième Congrès International de la transdisciplinarité (au Mexique) qui s'est tenu en novembre 2022.


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